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UNE PRÉTENDUE « DOCTRINE MONSTRUEUSE »

SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE

Dans un article sur les ordinations anglicanes et le sacrifice de la messe, publié par le Rév. F.-W. Puller dans le premier volume de la Revue anglo-romaine, p. 395 sqq., il est dit qu'au XVIe siècle des opinions. erronées sur le sacrifice de la messe « avaient cours un peu partout en Europe et particulièrement en Angleterre » (p. 399). On aurait notamment enseigné au peuple que Jésus-Christ s'est offert sur la Croix uniquement pour le péché originel, tandis qu'il s'offre à la messe pour les péchés actuels.

J'ose affirmer qu'avant le concile de Trente cette « doctrine monstrueuse >> (p. 404) n'a pas été enseignée au peuple catholique ni en Angleterre ni dans les autres contrées de l'Europe.

Il est vrai, les novateurs du xvI° siècle prétendent le contraire. Mais qui ne sait combien ces hommes, pour justifier leur apostasie, aimaient à dénaturer la doctrine catholique? Un des principaux d'entre eux, Martin Bucer, l'avoue sans détours dans une lettre confidentielle au landgrave Philippe de Hesse, du 8 janvier 1544: « De notre côté », écrit-il, « on est venu, dans l'ardeur de la lutte, à imputer journellement aux adversaires, dans les sermons et les écrits, des choses dont ils ne se savent pas coupables et dont nous ne pourrions jamais les convaincre1. » Ce n'est donc pas aux auteurs protestants qu'il faut s'adresser si l'on veut connaître avec exactitude l'enseignement catholique de la fin du moyen âge et du xvi° siècle; c'est auprès des catholiques qu'il faut aller se renseigner. Or, au xvr siècle, les catholiques protestaient énergiquement contre la doctrine monstrueuse que leur imputaient leurs adversaires; jamais, disaient-ils, une pareille doctrine n'a été enseignée parmi

nous.

A la diète impériale tenue à Augsbourg en 1530, les protestants présentèrent à l'empereur Charles-Quint leur célèbre confession de

1 M. LENZ, Briefwechsel Landgraf Philipps von Hessen mit Bucer, t. II, Leipzig 1887, p. 240.

foi dite d'Augsbourg. Dans ce symbole composé par Mélanchthon il est dit par rapport à la messe : « Accessit opinio quæ auxit privatas missas, videlicet quod Christus sua passione satisfecerit pro peccato originis et instituerit missam in qua fieret oblatio pro quotidianis delictis mortalibus et venialibus; hinc manavit publica opinio, quod missa sit opus delens peccata vivorum et mortuorum ex opere operato. » Le texte allemand est encore plus explicite; il y est déclaré que, d'après l'enseignement catholique, Jésus-Christ serait mort uniquement pour le péché originel.

L'empereur chargea une trentaine de théologiens catholiques de réfuter la confession de foi protestante. Cette réfutation fut lue publiquement à la diète. Or, voici ce que ces théologiens venus de toutes les parties de l'Allemagne répondent sur le point en question: Neque satis intelligi potest, quod assumitur Christum satisfecisse sua passione pro peccato originali et instituerit missam pro actuali peccato. Nam hoc nunquam auditum est a catholicis, jamque rogati plerique constantissime negant ab iis sic doceri 1. »

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Dans la rédaction primitive, publiée seulement il y a quelques années, les théologiens se montrent encore plus catégoriques : « Imponunt catholicis asserere passionem Christi factam pro originali peccato, missam fieri pro actualibus. At hic concionatores principes suos decipiunt, dum catholicis errorem et heresim imponunt inauditam. Ostendant nobis eum qui sentiat Christum solum pro peccato originis in passione satisfecisse, et nos tam adversabimur ei quam Luthero. Nunquam ita docuere catholici, sed dicimus Christum satisfecisse pro omnibus peccatis. At sicut concionatores dicunt illam satisfactionem nulli prodesse sine fide, ita catholici et tota Ecclesia docuit nos illius satisfactionis participes fieri per sacramenta et sacrificium missæ, per bona opera et similia 2. »

Dans la suite, les théologiens catholiques protestèrent encore plus d'une fois contre l'imputation calomnieuse. En 1533, le dominicain Pierre Anspach, prédicateur de l'Électeur de Brandebourg à Francfort-sur-l'Oder, qualifiait cette imputation de « mensonge ». C'est ce que faisait également, cinquante ans plus tard, le jésuite Bellarmin: "Impudenti mendacio tribuitur catholicis doctoribus illa divisio quod Christus passione sua satisfecerit solum pro peccato originis, pro actualibus autem instituerit missam. Nemo enim catholicorum unquam

A. FABRICIUS, Harmonia Confessionis augustanæ, doctrinæ evangelicæ consensum declarans. Adjunctum est Caroli F. potentissimorumque Imperii Christiani Principum ac doctissimorum nostri sæculi hominum de eadem confessione indicium. Coloniæ, 1573, p. 469.

J. FISCHER, Die Konfutation der Augsburgischen Bekenntniss. Ihre erste gestalt und ihre geschichte. Leipzig, 1891, p. 100.

3 P. ANSPACH, Anthithesis der Lutherischen Bekenntniss. Francfort-sur-l'Oder 1533, p. 45.

sic docuit.' » Encore au xvir siècle, un professeur de l'Université de Fribourg, Thomas Henrici, écrivait dans une réfutation de la Confession d'Augsbourg : « Neque Catholici communiter, neque Scholastici docent, Christum per passionem suam pro peccato tantum originali, non etiam pro actualibus satisfecisse... Ostendant Confessionistæ vel unicum Scholasticum qui docuerit Christum pro peccato originali ita satisfecisse, ut ejus satisfactio ad peccata actualia se non extendat 2. >>

On le voit, Henrici ose défier les apologistes de la Confession d'Augsbourg de citer un seul auteur scolastique ayant enseigné la <«< doctrine monstrueuse ». Mais n'était-ce pas là une grande imprudence de sa part? Ne savait-il pas que déjà Mélanchthon, dans son Apologie de la Confession d'Augsbourg, avait cité le prince même des scolastiques, saint Thomas d'Aquin, comme un des patrons de cette doctrine? Voici, en effet, ce qu'écrivait Mélanchthon en 1531 : « Repudiandus est error Thomæ, qui scripsit corpus Domini semel oblatum in cruce pro debito originali, jugiter offerri pro quotidianis delictis in altari, ut habeat hoc Ecclesia munus ad placandum sibi Deum 3. » C'est ce qu'il avait déjà écrit en 1530, pendant la diète d'Augsbourg, dans son Indicium de missa.

C'est ce que répétaient en 1538 les ambassadeurs envoyés à la cour d'Angleterre par les princes protestants d'Allemagne 5.

On lit, en effet, dans un opuscule publié dès le xve siècle sous le nom du Docteur angélique : « Secunda causa institutionis hujus sacramenti est sacrificium altaris, contra quandam quotidianam delictorum nostrorum rapinam, ut, sicut corpus Domini semel oblatum est in cruce pro debito originali, sic offeratur jugiter pro nostris quotidianis delictis in altari, et habeat in hoc Ecclesia munus ad placandum sibi Deum super omnia legis sacramenta vel sacrificia pretiosum et acceptum. » Comme le Rév. Puller s'appuie également sur ce passage, qu'il attribue, d'ailleurs, non à saint Thomas, mais à quelque scolastique anonyme, nous essayerons de prouver: 1° que le texte n'est pas de quelque obscur scolastique, mais d'Albert le Grand; 2o qu'il n'a pas le sens que lui donnaient au xvre siècle les auteurs protestants.

Le passage en question se trouve dans une collection de trentedeux sermons sur l'Eucharistie, qui ont été souvent imprimés,

1 Bellarminus, Indicium de libro, quem Lutherani vocant, Concordiæ. Ingolstadii, 1585, p. 88.

2 TH. HENRICI, Anatomia Confessionis Augustana. Friburgi, 1631. p. 456, sqq. 3 G. COELESTINUS, Historia Comiliorum anno MDXXX Augustæ celebratorum. Francofurti, 1577. T. II, p. 73 a.

4 CELESTINUS. T. II, p. 278 b.

I. COLLIER, An ecclesiastical history of great Britain. T. IV, London, 1845, p. 408.

6 ST THOMAS, Tractatus de corpore Christi. Sine loco.

soit sous le nom de saint Thomas, soit sous le nom d'Albert le Grand. Le docteur Jacob, chanoine de la cathédrale de Ratisbonne, en a publié récemment une édition critique d'après d'anciens manuserits'. Dans une courte, mais substantielle introduction, l'éditeur démontre que cet opuscule est vraiment d'Albert le Grand, bien que la plupart des anciens manuscrits l'attribuent à saint Thomas. La meilleure preuve nous en est fournie par l'autographe même d'Albert le Grand que possédait encore au XVe siècle le couvent des dominicains de Cologne. Un membre de celte communauté, Pierre de Prusse, écrivit vers 1486 une biographie du savant évêque. Dans le chapitre 20, où il traite des écrits composés par le Bienheureux sur l'Eucharistie, il mentionne expressément les trente-deux sermons en ajoutant : « Nonnulli ignari intitulant tractatum illum nomine sancti Thomæ, quod utique errori est adscribendum, quia ab Alberto est editus et non a sancto Thoma. Habemus enim in nostro conventu Coloniensi originalem librum pro magna parte Alberti manu conscriptum. Idem namque liber a quodam fratre, qui quandoque Alberto in scribendo subserviebat, in grossa littera scriptus est; sed in fine ultimi sermones aliqui manu Alberti sunt scripti, sicut et principium sermonum, ita et in medio, multis in locis, nunc manus fratris nunc Alberti alternatim sibi succedunt. Quandoque etiam abrasa littera fratris et aliter ab Alberto est scripta in eodem loco, quandoque vero in margine. Nonnunquam, ubi deerat spatium, ipse Albertus, schedulas scribendo, filo affixit easdem locis opportunis. In quibusdam etiam locis suæ scripturæ folia indisparia ceteris foliis inseruit, ita ut totus liber sit deformis ob hujusmodi variationem, »

Pierre de Prusse était à même de connaître l'écriture d'Albert le Grand, puisqu'il existait à Cologne encore d'autres ouvrages écrits de la main du Bienheureux, <«< alii ipsius libri quos manu propria ad integrum conscripsit, quos et Coloniæ habemus, videlicet. super Matthæum et de animalibus ». Le biographe conclut : « Hæc igitur inserere placuit quæ vidi et manibus contrectavi, ut ambiguum quod dixi non maneat. 2 >>

On a prétendu que ces sermons ont été remaniés au xve siècle, après le concile de Constance; mais un pareil remaniement n'est pas admissible. Pierre de Prusse dit expressément que les derniers sermons, de même que les premiers, étaient écrits de la main même

1 Beati Alberti Magni Episcopi Ratisbonensis de Sacrosancto corporis Domini Sacramento Sermones juxta manuscriptos codices necnon editiones antiquiores accurate recogniti per G. Jacob. Ratisbona, 1893. Le passage en question se trouve ici à la page 9.

2 B. Alberti de adhærendo Deo libellus. Accedit ejusdem Alberti vita. Antverpiæ, 1621, p. 181.

d'Albert, tandis que pour les sermons placés au milieu du manuscrit, Albert et son secrétaire se relayaient. D'ailleurs, la Bibliothèque royale de Munich possède différents manuscrits du xive et du commencement du xve siècle. Or, tous ces manuscrits ont déjà le texte complet, tel que nous le connaissons aujourd'hui.

Les trente-deux sermons étant d'Albert le Grand, il est clair que le passage précité ne peut pas avoir le sens que lui donnaient les polémistes protestants au xvI° siècle. Qui donc voudrait affirmer que le célèbre théologien ait nié l'universalité de la rédemption par le sacrifice de la croix? Ses autres écrits ne laissent subsister aucun doute à cet égard. Qu'on lise, par exemple, ce qu'il en dit dans son commentaire sur le livre des Sentences1, ou bien dans ses opuscules de sacrificio altaris et de sacramento Eucharistia2.

D'ailleurs, même dans les trente-deux sermons, l'universalité de la rédemption par le sacrifice de la croix est affirmée à différentes reprises. Dès le premier discours, l'auteur fait dire au Christ : « Pro debitis omnium sufficiens sacrificium in cruce offerebam. » (p. 11)3 Plus loin (p. 63), il est dit : « Christus per mortem suam genus humanum de morte æterna liberavit. » Considérant le sang du Christ, ut in cruce pro omnium redemptione funditur », l'auteur déclare: «Pax cum Deo sive reconciliatio fit per sanguinem Christi... ratione pretii sufficientis, quod in eo pro nostris debitis solvit.... Peccatores Dominus sanguine suo lavit et formosos ac roseos et Deo gratos fecit, et in eo sic reconciliavit, ut in curia Dei principes et reges efficeret... Effudit sanguinem de manibus, ut peccatores virtute sanguinis a vinculis peccatorum solveret et absolutos ad se revocaret... Christus in cruce libavit sanguinem, solvens omnes a vinculis peccatorum. » (p. 174 sqq.)

Le sacrifice de la messe n'est que la représentation du sacrifice de la croix « Hujus sacrificii (in cruce) memoriale est hostia Ecclesiæ, quæ offertur in memoriam passionis dominicæ. » (p. 138.) C'est ce que l'auteur répète plus loin, en s'appropriant un texte attribué à tort à saint Ambroise : « Christus semel in cruce hostiam pro omnibus obtulit; ipsam offerimus etiam nunc. Sed quod nos agimus, recordatio est sacrificii illius, nec causa suæ infirmitatis repetitur, sed nostræ, quia quotidie peccamus. » (p. 157.) Puisque nous péchons chaque jour, veut dire l'auteur, nous avons besoin d'un sacrifice quotidien qui nous applique les fruits du sacrifice de la

1 B. Alberti Magni opera omnia. Ed. Vivès, t. XXVIII, p. 333 sqq. ; t. XXIX, p. 377. Dans l'édition de Vivès, les trente-deux sermons sont reproduits dans le tome XIII.

2 Alberti Magni Opera, ed. Jammy, Lugduni, 1651, t. XXI, p. 19, 95. Dans cette dernière édition, les trente-deux discours se trouvent dans le tome XII.

3 Je cite la nouvelle édition critique de Ratisbonne.

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