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celui qu'il avait quitté « L'Occident est une terre de sommeil et de ténèbres lourdes, une place où restent ceux qui y sont! Dormant en leurs formes de momies, ils ne s'éveillent plus pour voir leurs frères, ils n'aperçoivent plus leur père, leur mère; leur cœur oublie leurs femmes et leurs enfants. L'eau vive que la terre a pour quiconque est en elle, c'est de l'eau croupie avec moi; elle vient vers quiconque est sur terre, et elle est croupie pour moi l'eau qui est près de moi1. » Le monument qui nous a conservé cette plainte lugubre est contemporain de César Auguste; le tableau qu'il nous retrace est d'une haute antiquité, et les éléments s'en retrouvent épars à toutes les époques. L'Amenti était vraiment le pays des ténèbres épaisses: le soleil, pendant les douze heures qu'il y passait, était un soleil verdâtre, sans ardeurs et sans éclat. L'eau y était chaude à ne point la boire, ou croupie et infecte, l'atmosphère lourde, pesante, chargée de tempêtes. Partout des serpents venimeux, des animaux nuisibles, des génies aux formes effrayantes, qui se nourrissaient du cœur et du sang des morts, de leurs âmes et de leurs ombres. Quelques oasis étaient éparses dans cette contrée sinistre, le champ des Offrandes, les Jardins d'lalou, mais quelles chances l'âme avait-elle d'y atteindre saine et sauve? A bien considérer les choses, je suis tenté de croire qu'au début les hommes ne survivaient guères à la mort, et que la perpétuité de l'âme au delà de la vie était le privilège d'un petit nombre, rois, riches ou nobles. Non qu'il y eût différence de nature entre ce qui subsistait des uns et des autres, mais les esclaves et les pauvres n'avaient pas d'ordinaire les moyens d'instruire (saqrou) et d'équiper (âprou) leur âme aussi complètement et aussi sûrement que les gens de bonne maison . Avant d'arriver aux Jardins d'Ialou, il fallait affronter des grottes obscures et des lieux déserts ou peuplés de bêtes féroces, franchir des torrents d'eau bouillante et des lacs barrés de filets, traverser des pylones, des châteaux, dont les portes étaient gardées

1) Maspero, Etudes égyptiennes, t. I, p. 187-188.

2) Un disque de Mafkait, c'est-à-dire de pierre verte, selon l'expression des textes.

3) Sur la distinction entre le Khou instruit et le Khou équipé ou muni, voir G. Maspero, Rapport sur une mission en Italie, dans le Recueil, t. III, 106.

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par des démons affamés. L'âme n'avait d'espoir que si elle savait opposer à chacun de ces dangers le talisman qui convenait le mieux, pour échapper au poison des serpents, à la dent des crocodiles, aux mailles des filets, aux mains avides des génies malfaisants. Elle devait avoir des provisions, ou les charmes nécessaires à se procurer des provisions de bouche. Les pauvres connaissaient rarement toutes les formules indispensables; les mets et les libations qu'on offrait pour eux étaient rares et insuffisants. Leurs âmes étaient piquées par les serpents, dévorées par les crocodiles, mises en pièces par les génies, ou bien souffraient la soif et la faim, se repaissaient d'excréments humains et d'urine, seule nourriture qu'elles eussent à leur portée, et succombaient d'inanition. De toute façon, c'était pour elles la seconde mort, c'est-à-dire le néant. Les riches ou les nobles, parvenus aux champs d'Offrandes et aux Jardins d'Ialou, y étaient désormais à l'abri de l'infortune et de la mort. Ce paradis était des plus grossiers. La description qu'en font les textes nous donne l'idée d'une sorte d'Égypte céleste, d'une fertilité inépuisable. Le blé y avait sept coudées de haut, dont deux pour l'épi. Des canaux, sans cesse remplis d'eau, y entretenaient la fécondité et la fraîcheur. Les morts y passaient leur temps à manger, à boire, à jouer aux dames. On n'exigeait d'eux que la culture des champs et les travaux de la moisson, qu'ils faisaient par corvées, comme les fellahs ordinaires; encore pouvait-on les exempter de ce labeur, en leur procurant des remplaçants, ces petites figures en terre émaillée ou en pierre qui sont si nombreuses dans nos musées. Osiris, le Maître de tout, régnait sur eux et n'exigeait pour les admettre à sa suite que la connaissance de certaines incantations et le don d'offrandes abondantes. Plus tard seulement, on imagina de tenir compte au mort des actions bonnes ou mauvaises qu'il avait commises pendant la vie, et, l'idée de la rétribution se répandant Osiris imposa aux âmes l'obligation de se confesser à lui avant d'entrer au jardin, et décida de leur vie ou de leur mort en les pesant dans la balance du jugement. Plus je considère les données relatives aux Jardins d'Ialou, au sort des morts qui l'habitent, aux attributs du dieu qui y règne, Osiris, et de ses assesseurs, moins je puis y reconnaître une forme du mythe de Rà ou de l'un des dieux solaires. Osiris, au début, était un dieu des morts et n'était que cela. Son histoire, telle que nous la connais

sons par les livres classiques et par le témoignage des monuments, est comme l'histoire idéale de l'homme pendant la vie terrestre et pendant la vie d'au delà. Ce n'est pas ici le lieu de développer cette idée; je me bornerai à rappeler ici le dernier trait de ce mythe, la confusion entre le dieu et l'âme qui fait que tout mort devient un Osiris.

D'autres doctrines avaient cours, dont les traces ne sont pas toujours faciles à reconnaître. Le passage de l'âme humaine dans un corps de bête, la métempsychose, était encore admis généralement, à l'époque où l'Égypte entra en contact avec la Grèce civilisée, et il semble bien que les chapitres du Livre des Morts relatifs aux transformations en vanneau, en serpent, en hirondelle, en oie, aient été primitivement rédigés pour répondre à une idée de ce genre. Ces théories tombèrent en discrédit ou disparurent même presque entièrement lorsqu'on imagina de comparer le cours du soleil à la vie de l'homme, et par suite, de donner au soleil la même destinée qu'on prêtait aux âmes. Le soleil se lève ou naît le matin à l'Orient, pour se coucher ou mourir à l'Occident; il sort du ciel et nous laisse dans l'obscurité pendant la nuit pour renaitre et mourir de nouveau le jour sui vant. Il semble que le privilège de monter sur sa barque, de parcourir avec elle le Ciel et le Douaout, d'y vivre de ce dont il vivait, d'y partager ses triomphes et ses périls, ait été d'abord réservé au roi, fils et représentant de Rà sur la terre1. Puis le simple particulier fut admis à l'honneur de se mêler à l'équipage divin, en se présentant, il est vrai, comme un Pharaon. Puis, de même que le suivant d'Osiris s'était peu à peu identifié avec Osiris et était devenu un Osiris aux siècles antérieurs à l'histoire, le suivant de Râ s'identifia avec Râ et devint un Râ, vers la XXe dynastie au plus tard. Ici encore, je n'insisterai pas les images et les textes qui nous révèlent cette doctrine sont familiers aux égyptologues. Il est certain d'ailleurs qu'elle se mêla très tôt, dès avant l'époque où furent rédigées les prières gravées dans les caveaux des Pyramides, avec toutes les doctrines qui

1) Ainsi la vignette du chapitre XVII où la barque est dirigée par six rois, trois de la Basse-Égypte à l'avant, trois de la Haute-Égypte à l'arrière. Cfr. E. de Rougé, Études sur le Rituel funéraire, p. 49.

2) G. Maspero, Rapport sur une mission en Italie, dans le Recueil, t. III, p. 104-106.

avaient cours sur l'âme de l'homme et sur l'autre monde. Il résulta de ce mélange un ensemble de théories confuses, formées de fragments empruntés à droite et à gauche, impliquant des idées contradictoires. Le même mort qui montait au ciel par l'échelle, dans un endroit de son tombeau, s'y transportait sous forme d'oiseau dans un autre. Ici, on nous affirme qu'il vit dans son tombeau, à côté de sa momie; là, on nous la montre assis dans les Jardins d'Ialou ou traversant le lac de l'Autel; plus loin, il rame dans la barque du soleil et parcourt avec Râ le ciel de jour et le ciel de nuit. On aurait tort de s'effrayer de ces dissonances et d'essayer de les écarter en torturant les mots et les phrases pour en extraire un sens symbolique dont la vague sublimité permît de tout concilier. Il faut prendre la pensée égyptienne telle qu'elle est, avec ses obscurités et ses absurdités sans fin, trop heureux si les textes nous permettent de la saisir partout et de la présenter à nos contemporains dans toute sa simplicité.

Le Livre des Morts reflète fidèlement cette confusion de doctrines. Les formules qu'il contient ont toutes un objet commun, prolonger la vie de l'âme et l'empêcher de s'éteindre, mais les moyens qu'elles emploient à cet effet montrent qu'elles ont été écrites sous l'influence des conceptions très diverses que j'ai exposées brièvement, et se contrarient souvent l'une l'autre par l'idée qu'elles reflètent de la survivance humaine et du milieu. dans lequel ses destinées se continuent après la mort. Les unes tiennent pour démontré que l'âme est un double et lui donnent à manger dans son tombeau', les autres supposent qu'elle voyage en ce monde et lui procurent un bon accueil dans Pou' ou dans Héracléopolis; ici, elle monte sur la barque de Râ et se laisse emporter dans sa course journalière, là elle s'établit à jamais dans le royaume d'Osiris. Chacune de ces conceptions, poursuivie

1) Ch. cv Chapitre d'approvisionner le double. Ch. cv: Chapitre de donner l'abondance chaque jour au défunt, dans Memphis.

2) Ch. CXII: Chapitre de connaître les âmes de Pou.

3) Ch. XLII Chapitre de repousser la destruction dans Khninsouten.

4) Ch. CXXXIV: Chapitre d'aller à la barque de Râ, pour être parmi les suivants du dieu. Ch. cxXXVI A: Chapitre de travailler à la manœuvre dans la barque de Râ.

5) Ch. CXLVI Chapitre de connaître les pylones du palais d'Osiris dans les Jardins d'Ialou

jusque dans ses moindres détails, fournit prétexte à des prières nouvelles les Égyptiens portèrent en cette matière cette même prudence minutieuse que j'ai souvent signalée ailleurs'. Partant du principe que l'âme doit agir dans l'autre monde comme elle agissait en celui-ci, il ne leur suffit pas de lui accorder d'une manière générale le droit d'aller et de sortir; ils s'inquiétèrent de lui procurer tous les organes qui lui étaient nécessaires à ces fonctions, et eurent des chapitres spéciaux pour lui rendre la bouche, le cœur, les jambes'. Ce n'était pas tout de lui restituer ces organes, on voulut l'empêcher de les perdre à nouveau, et on chercha des prières dirigées contre les puissances qui voudraient les lui enlever, lui dérober son cœur, lui crever les yeux, lui trancher le cous; on ne lui accorda pas seulement de vivre, on lui procura de ne point mourir1o. C'était, pour chaque homme, le même travail de recomposition qu'Isis avait accompli pour Orisis, après qu'elle eut ramassé ses membres épars. Comme certaines formules ne paraissaient pas assez efficaces, on en inventa d'autres, puis, comme après tout on n'était pas bien sûr que les formules d'autrefois eussent perdu leur valeur, on continua à les employer à côté des plus récentes. Le nombre en fut bientôt si considérable que l'âme n'aurait pu se les rappeler et faire son choix parmi elles, si on ne les avait classées préalablement de manière à lui rendre moins difficile la tâche de les retenir. Champollion avait déjà songé à partager le Livre des Morts en trois sections d'inégale longueur11. Charles Lenormant y avait cru reconnaître une vaste composition dramatique dont l'action se passait

1) Cfr. Revue des religions, t. XV, p. 163-164.

2) Ch. xI: Chapitre d'entrer et de sortir au Khri-noutri.

3) Ch. XXI, XXII, xxIII: Chapitre de donner ou d'ouvrir la bouche du mort.

4) Ch. xxvII: Chapitre de donner le cœur au mort.

5) Ch. LXXIV: Chapitre de remuer les jambes et de sortir sur terre.

6) Ch. XXVII, XXVIII, XXIX, XXXI.

7) Ch. XLI

Khrinoutri.

Chapitre de ne point trancher les yeux du mort dans le

8) Ch. XLIII: Chapitre de ne point trancher la tête du mort dans le Khrinoutri.

9) Ch. xxxvII A, xxxvin B.

10) Ch. XLIV Chapitre de ne point mourir une seconde fois.

11) Il fait perpétuellement allusion à cette division dans ses écrits, mais n'en

a jamais publié le détail exact.

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