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là aussi une âme ? » Plus tard on découvrit que Mohammed avait défendu de se lever en l'honneur du cortège funèbre même d'un musulman, et qu'il avait abrogé lui-même sa règle première. Ce nouvel enseignement ne fut pas universellement admis, mais je ne doute pas qu'il ait été inspiré par la tendance à interdire l'attribution à des êtres mortels d'un genre d'hommages qui n'appartient qu'à Dieu.

Cette même tendance a inspiré quelques récits appartenant à l'histoire de l'Islam. Il fallait établir que le véritable disciple de Mohammed ne doit jamais rendre à un homme l'un quelconque des hommages qu'il a l'habitude de rendre à Dieu. Lorsque 'Abd al-'Azîz, fils du conquérant de l'Andalousie, Mûsâ ibn Nușejr, épousa la veuve du prince chrétien Roderic, sa femme voulut le persuader de se faire rendre les mêmes honneurs qu'elle avait l'habitude de recevoir à la cour de son premier mari. Elle désirait en particulier que ses sujets se prosternassent jusqu'à terre devant lui. Mais 'Abd al-'Azîz ne consentit pas à cette requête. << Cela n'est pas autorisé par notre religion, » lui dit-il. La princesse cependant ne laissa pas d'insister auprès de lui, jusqu'à ce qu'il consentît à ne laisser ses sujets s'approcher de lui que par une porte basse construite tout exprès, pour qu'ils fussent obligés de se courber bon gré mal gré. « Maintenant seulement », dit la veuve de Roderic, « tu es arrivé au rang de prince; il ne te manque plus qu'une couronne que je te ferai faire avec mon or et mes pierreries. Cette nouvelle concession ne lui fut encore arrachée qu'à grand'peine. Quand le calife Suleyman eut appris ces choses, il s'écria : « 'Abd al-'Aziz est devenu chrétien ! » Et un matin, tandis que ce dernier disait sa prière, des assassins envoyés par le calife s'approchèrent de lui et le tuèrent 2.

1) Al-Zurkání sur Muwatta, II, p. 20.

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2) Abu-l-Mahúsin, Annales, I. p. 258; cfr. Al-bajân al-mugrib, éd. Dozy, 11. p. 22. A comparer avec ces récits: Plutarque. Artaxerxes 22.

La morale de ce récit c'est que le véritable disciple de Mohammed ne doit pas permettre que l'on plie le genou devant lui pour l'honorer, et qu'un pareil acte ne saurait être excusé, même quand les dispositions du bâtiment le rendent nécessaire. L'échappatoire consistant à disposer l'accès vers la personne, de telle sorte que l'on soit obligé de se courber, semble constituer un trait caractéristique de semblables récits. Nous en retrouvons un exemple dans des conjonctures entièrement différentes. Il nous est dit que 'Aḍud al-Daula envoya, en l'an 371, comme ambassadeur à la cour d'un roi chrétien le théologien ash'arite Abù Bekr Moḥammed al-Bâķillânî. Lorsque le savant mohamétan dut être présenté au prince chrétien, on réclama de lui qu'il baisât le sol devant le roi. Comme il s'y refusait, le roi imagina fort habilement de faire établir une petite porte par laquelle AlBâķillâni ne pût passer qu'en se courbant. De la sorte l'envoyé musulman devait s'incliner, au moins en apparence, en se présentant devant le roi. Mais cette ruse elle-même fut déjouée, car le théologien passa sous la porte en tournant le dos à la salle d'audience, et lorsqu'il parut devant le roi il ne s'inclina nullement selon l'usage '.

Ces récits et d'autres encore sont l'illustration du principe mohamétan, que les hommages rendus aux hommes ne doivent, pas même dans les moindres détails, être identiques à ceux que réclame la majesté du Tout-Puissant. Certains théologiens rigoristes ont été encore plus loin, en étendant ce principe jusqu'à des formes d'hommages qui ne sont pas en usage dans le culte. Il ne convient pas, d'après eux, de témoigner à un être humain d'une façon marquée une subordination quelconque : «< Quiconque embrasse la main d'un

1) Ibn al-Athir, éd. Bûlâk, anno 371, 1x, p. 6. Des témoins chrétiens contemporains racontent que, malgré toutes les instances du maître des cérémonies pontifical, le prince turc Djem, le prétendant au trône, frère du sultan Bajazet II, ne consentit jamais, lors de son entrée à Rome (1489), à se découvrir devant le pape, lorsque celui-ci le reçut en audience, ni à s'incliner devant lui. Hammer, Geschichte des osmanischen Reiches (éd. en quatre volumes), I, p. 618.

chef », dit un auteur du v° siècle, « sera estimé semblable à celui qui se prosterne devant un autre qu'Allâh 1. »

Même dans les formes du culte il faut éviter tout ce qui semblerait impliquer une restriction du monothéisme rigoureux. Il y a toute une série d'enseignements traditionnels dans l'Islam, pour défendre au vrai croyant de lever les yeux ou les mains vers le ciel, au cours de la prière, selon l'usage des Hébreux, des Grecs ou des Romains', qui fut universellement adopté par les chrétiens'. J'ai collationné ailleurs les passages relatifs à cette défense, et j'ai émis l'opinion qu'ils ont pour but de combattre le point de vue anthropomorphique, d'après lequel le Dieu adoré par les fidèles demeure dans le ciel, dans une partie limitée de l'espace; il ne fallait pas que l'attitude adoptée dans la prière pût suggérer aux croyants une pareille pensée . Car, alors même que dans les plus anciens documents de la foi musulmane, Dieu soit souvent représenté comme habitant au ciel et assis sur le trône céleste ('arsh), les théologiens de toute nuance, à l'exception peut-être des anthropomorphistes les plus grossiers, s'accordèrent de bonne heure pour ne pas donner à ces passages une interprétation littérale ".

Il serait facile de citer encore de nombreux détails pour établir avec quelle scrupuleuse anxiété les théologiens musulmans s'efforcent de prévenir tout ce qui pourrait rapprocher les choses humaines de ce qui appartient à Dieu seul et troubler la nature rigoureusement exclusive et inaccessible d'Allah. Nous avons déjà plus d'une fois signalé à

1) Ibn Bashkuwál, éd. Codera, I, 220, no 498.

2) Voyez les renseignements fournis par Hælemann, dans ses Bibelstudien, Ier vol. (Leipzig, 1859), p. 137 et suiv.

3) Voir Paulus Cassel, Vom Nil zum Ganges, p. 189 et Gaston Boissier, dans le Journal des savants, 1882 (livr. d'octobre, p. 565) où l'on trouve les passages des Pères de l'Eglise sur la matière.

4) Ueber jüdische Sitten und Gebräuche in muhammedanischen Schriften, dans Grætz, Monatsschrift für die Geschichte des Jud enthums, 1880, p. 311

et suiv.

5) Al-Nawawi sur les traditions des Muslim, II, p. 97.

quel point la théologie musulmane étend le domaine des choses qu'elle appelle shirk'. Aux faits déjà connus nous en ajouterons encore un, en terminant cet article. Généralement les musulmans ne considèrent pas la fréquente répétition du nom d'Allâh comme une profanation. Ils ne connaissent pas la théorie religieuse qui, chez les Juifs, s'est attachée au tétragramme. Le « dikr » qui passe pour une pratique religieuse méritoire, comporte même la répétition fréquente du nom sacré. « Vous qui êtes des croyants », est-il dit dans le Coran, « nommez Allâh dikran kathiran c'est-à-dire en le répétant souvent (Sur. 33., v. 41). » Dans les écoles mystiques il s'est formé, comme nom inexprimable de la divinité, un terme surérogatoire, le grand nom de Dieu (ism allah al a zam); mais le plus souvent il n'a qu'une valeur magique. Aux premiers temps on accordait même une certaine préférence aux noms individuels comprenant le nom d'Allâh ou l'un de ses synonymes, par exemple 'Abd-allâh, 'Abdal-raḥmân, etc. Mais plus tard on a éprouvé ça et là quelque scrupule à mettre le nom d'Allâh en rapport avec des êtres humains. Nous en avons déjà donné un exemple dans cette Revue dans l'article que nous venons de citer. A la même époque environ que le Sammûn, dont nous avons mentionné le dire dans cet article, vivait en Espagne Abû Bekr 'Abdallah al-Gâfikî de Tolède. Celui-ci poussait le rigorisme monothéiste si loin qu'il ne se faisait pas appeler 'Abdallâh, mais simplement 'Abd. Il ne convenait pas, selon lui, que le saint nom de Dieu entrât dans la composition du nom d'un mortel, fût-ce même pour qualifier celui-ci de serviteur d'Allâh. Al-Gâfikî n'était pas l'inventeur de cette conception rigoriste. Son maître Abû Darr 'Abd ben Ahmed, de Hérat, (mort l'an 434 de l'hégire) agissait de même. De nos jours

1) Voir Revue de l'Histoire des Religions, t. II. p. 263; Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft, t. XLI, p. 69.

2) Agâni, III, p. 170.

3) Ibn Bashkuwâl, éd. Codera, p. 277, no 614.

encore, il y a beaucoup de musulmans stricts qui se conforment au même principe dans l'énoncé de leur nom. Tous les lecteurs de cette Revue se rappelleront sans doute le spirituel Afghan Gémâl-al-din, qui a pris place dans la littérature française par sa polémique avec M. Renan. En 1883 et 1884, il a rédigé, de concert avec un compagnon d'exil, le sheick égyptien Mohammed 'Abduh - ancien sheick de la mosquée d'Al-Azhar au Caire et coopérateur du mouvement national dirigé par 'Arâbî pacha 1, - un journal, à Paris, dans lequel il menait énergiquement campagne contre la domination anglaise sur les musulmans. Le nom de cet 'Abduh, c'est-à-dire « son serviteur » est l'équivalent d'Abdallah, c'est-à-dire « serviteur d'Allâh. » Cette pieuse abréviation d'un nom théophore est fréquente dans l'Orient musulman et provient de la crainte que l'on éprouve en appliquant le nom d'Allâh à une individualité humaine.

Buda-Pesth, juin 1887.

Dr IGN. GOLdziher.

1) On trouvera de plus amples détails sur ce personnage dans Van Bemmelen, l'Egypte et l'Europe (Leyde, 1884), II. vol.

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