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exprima et attesta par là le triomphe de la foi nouvelle et, depuis lors, cette habitude des feux, païenne à l'origine et transformée en cérémonie chrétienne, s'appelle Tcharia-Kokonoba; elle est de rigueur de nos jours.

Il y a un autre souvenir de paganisme dans cette vénération des forêts auxquelles en Abkhasie, Mingrélie et Géorgie l'imagination populaire attache les mêmes idées de respect qu'avaient pour elles les Indous, les Persans, les Grecs, les Scandinaves, les Celtes et les Égyptiens. Ces peuples non seulement vénéraient les bois, mais adoraient même certains arbres et, en Abkhasie surtout, ce sentiment religieux subsiste encore comme au temps de Procope. Les Circassiens eux aussi coupaient les poiriers, ces arbres qu'ils croyaient être les protecteurs des animaux, les apportaient dans leurs demeures où on les conservait pieusement. D'où cette coutume serait-elle venue en Mingrélie ? Hérodote raconte que Sésostris fonda à l'embouchure du Phase une colonie. Sont-ce ces Égyptiens qui ont transmis aux ancêtres des Mingréliens cette adoration des forêts? Moreau de Jonnès le croit; il va même plus loin. Par ce culte, il veut expliquer l'origine de cette fameuse toison d'or légendaire qui était suspendue aux arbres comme en Égypte, où les bois sacrés s'embellissaient et se décoraient d'offrandes d'or ou d'argent.

A quinze kilomètres de Zougdidi, sur les hauteurs d'Ourtha, il existe, dans un endroit très retiré, les ruines d'une vieille église. Le 23 avril, jour de la Saint-Georges, le saint le plus vénéré du pays, tous les habitants des alentours, appelés dès l'aube du sommet de la montagne par les sonneries répétées d'une immense trompette en cuivre rouge, gravissent à pied et à cheval, chargés de provisions, un sentier difficile et à peine frayé qui conduit à une grande forêt. Là, au pied de hêtres gigantesques dont les rameaux touffus, laissant à peine filtrer quelques rayons de lumière, répandent une demi-obscurité douce et mystérieuse, on vient pieusement se prosterner et adorer l'image du saint sur un petit autel fait avec quelques pierres et où l'on dépose les offrandes : têtes d'agneaux, pains, fromages, cierges et monnaies. Ensuite les pèlerins, assis en cercle, mangent, boivent, tirent des coups de fusil et redescendent tous ensemble dans la vallée voisine où une tamascha avec danses et courses de chevaux termine la fête.

Près du château du prince Dadiou Nicolas de Mingrélie, à Gordi,

sur une éminence qui domine l'église, se voit un vieux sapin à moitié découronné par la foudre. Cet arbre, dont l'écorce est garnie de cierges et d'offrandes, passe pour être hanté par les génies et personne n'oserait s'en approcher la nuit.

Si nos idées modernes ont peu à peu avec l'instruction, le frottement de l'étranger, les voyages, la lecture, pénétré dans la haute classe, les paysans mingréliens sont restés attachés à leurs vieilles. croyances et à leurs pratiques d'un autre âge. Aussi, comme aux beaux temps homériques, comme dans l'antiquité, on offre encore aujourd'hui en Mingrélie des holocaustes.

Pour le sacrifice en l'honneur de Dieu, on choisit une vache déterminée. Bien nourrie, entourée de soins, elle met bas un veau qu'on élève avec tendresse pendant quelques semaines. Durant cet allaitement, la vache sacrée n'est jamais traite. Si elle est par hasard volée à son propriétaire, c'est un porte bonheur et le voleur est absous. Le dimanche de la semaine de Pâques, on immole le veau, on le fait cuire, puis on dresse une table sur laquelle on le sert avec des galettes de maïs à côté d'une écuelle de terre remplie de charbons allumés. Les hommes seuls de la famille sont admis à ce repas, et un prêtre, auquel est réservé le filet, y assiste. Après de nombreuses prières adressées à Dieu par tous les assistants, chacun brûle de l'encens et quand on a bien mangé, cn distribue les restes aux femmes.

Au mois de mai, autre holocauste à saint Michel et à saint Gabriel. Pour cette circonstance, on tue, selon ses moyens, un petit veau, un mouton gras, un chapon. La cérémonie est toujours la même, les prières seulement ne s'adressent qu'aux saints dont on implore l'assistance.

Le soir du jour où commence le grand carême, à la SaintThéodore, nouveau sacrifice fort important. Ne s'agit-il pas, en effet, d'obtenir pour les chevaux la protection du Très-Haut? Aussi avec quel soin on a cuit les petits pains emblématiques affectant les formes et les attributs d'un cheval ou d'une jument. On remplit de vin un tronc d'arbre creusé, qu'on met à la porte de la maison, on jette les pains dedans, puis le chef de la famille, un cierge à la main, adresse l'invocation suivante: « Mon Dieu! fais que mes chevaux soient toujours en bon état et prospèrent! Puis l'officiant s'accroupit, essaye d'imiter les chevaux, hennit et tâche de prendre avec les dents un des morceaux de pain qui trempent dans

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le vin. Ses enfants et ses parents s'accroupissent à leur tour à côté de lui, et il s'engage alors de belles batailles à coups de pieds où les ruades s'échangent, les bennissements se répondent et où les morsures font merveille!

Ce sont là les holocaustes principaux, mais il y en a une foule d'autres qu'il serait trop long de décrire en détail ici. Le porc luimême a le triste honneur de figurer comme victime lors de la Kapounia; on le traine deux ou trois fois autour du foyer de la maison et il paye ensuite de sa vie la grande confiance qu'on met dans sa mort!

Un malade est-il au lit depuis quelques jours, on le force à manger et son refus est considéré comme le symptôme de son agonie. Que faire ? Il n'est pas question ici d'appeler un médecin ou d'administrer des remèdes. Les parents vont trouver Makhitkhé, une sorcière qui sait tout prédire. Celle-ci prend quarante-deux haricots, les agite dans un gobelet à dés, les jette sur une table et les groupe par nombres pairs et impairs et c'est d'après les diverses places de ces inoffensifs légumes qu'elle augure de l'état du malade. Puis, elle procède à l'interrogatoire du commettant : « Quand tu as offert un holocauste, tu t'es emporté, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est Dieu qui te punit. Mais comment puis-je me sauver?

Qui as-tu offensé? Le malheureux cherche dans ses souvenirs et finit par désigner quelqu'un qui peut-être a eu à se plaindre de lui. Eh bien ! répond la devineresse, tu iras le trouver et tu lui demanderas de venir bénir ton fils! Prends tous les objets les plus précieux que tu as, mets-les autour de la tète du malade et promets que tu n'y toucheras pas avant d'avoir fait la paix avec ton ennemi!»

Le pauvre diable se rend tout penaud chez celui qu'il croit avoir offensé et lui demande humblement quel est le cadeau qu'il exige. Que peux-tu me donner? Donne-moi ton cheval, ton bœuf ou de l'argent! répond celui-ci. Séance tenante, le marché est conclu et le magnanime ennemi, heureux de cette aubaine inespérée, daigne se déranger, s'approche du malade, étend les mains et l'absout en ces termes : « Je n'ai plus souvenir du mal que ton père m'a fait !>

Le malade se rétablit ou non. S'il guérit, tout est pour le mieux et Makhitkhé est un parfait oracle; s'il meurt au contraire, ne croyez pas que la réputation de la sorcière et que son crédit vont

diminuer. Toute la faute retombe sur le père qui s'est certainement trompé d'ennemi et qui n'a plus qu'une crainte, celle de voir mourir un autre des siens ou son second enfant ! Aussi, il redouble de largesses extraordinaires envers tous ceux qu'il s'imagine avoir pu blesser un jour par hasard. Si sa bourse personnelle en souffre, en revanche la paix générale et les bons rapports sociaux en profitent. A l'holocauste suivant, satisfait de la leçon, il prend ses précautions. Tout le monde doit y éviter les contrariétés et être de bonne humeur.

Que de fois le soir, à la veillée, tandis que fenêtres et portes closes, toute la famille réunie est assise autour du foyer, que les femmes et les filles tissent la toile ou filent la soie au son de quelque vieux refrain, que les hommes, en fumant paisiblement, réparent leurs outils ou fabriquent des objets de bois à la lueur vacillante d'une chandelle de cire, on entend tout à coup au dehors de lugubres sifflements répétés, étranges et fantastiques! Aussitôt les chants s'arrêtent, des regards remplis d'effroi s'échangent, une folle terreur s'empare de tous. C'est la voix d'un revenant qui annonce un prochain malheur! C'est la voix d'un mort qui revient appeler à lui un des membres de la famille! Quelqu'un d'eux va mourir ! »

Peu à peu les sifflements diminuent et s'éteignent; mais toute la nuit, quelles inquiétudes! Au matin, on va consulter la sorcière qui donne ses conseils et explique le mystère. Puis on se rend à l'église; on fait dire des prières, on offre un holocauste, et si, par bonheur, quelqu'un de la maison ne succombe pas dans l'année, c'est que l'offrande a été agréable au Seigneur et que les mânes du revenant ont été apaisés.

II

Lorsque quelqu'un est sur le point de mourir, si c'est un mari, par exemple, on éloigne sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs. Le préféré du moribond reste seul pour lui fermer les yeux; puis le malade ayant rendu le dernier soupir, il sort, pousse des cris, et toute la maison éclate en gémissements et en plaintes

douloureuses1. On ouvre la porte de la chambre mortuaire, la veuve et les plus proches parents entrent par rang d'âge. En proie au désespoir, les femmes s'arrachent les cheveux, se déchirent la figure, la poitrine, et agenouillées autour du lit s'adressent au mort: Comment as-tu pu quitter ta maison? Toi qui étais si parfait ! Tu as manqué à tous tes devoirs! Qui portera tes habits désormais? etc. Pendant ce temps, les hommes, qui se sont tenus à l'écart, fixent le jour de l'enterrement et des exprès à cheval partent aux environs annoncer le deuil et la date de la cérémonie. On lave le corps du mort, on l'habille avec grand soin et on le met dans une bière ouverte. Agenouillées, les cheveux épars, les femmes restent avec la veuve qu'on soutient, étendues à terre sur une natte.

Cependant, attirés par les gémissements et poussant à leur tour des cris horribles, les voisins accourent, mais toujours deux par deux une mère et sa sœur, deux frères, deux sœurs ensemble, et avant de se rendre près de la veuve, on s'approche du mort et chacun l'apostrophe à son tour: « Que vois-je ? Qu'est-il donc arrivé? Ami, regarde-nous! Ah! que ne suis-je aveugle pour ne pas te voir dans un pareil état! Que c'est horrible de ta part! Comment as-tu pu incendier toi-même ta maison? Que fera désormais ton enfant préféré sans toi? Que vont devenir les tiens!...»

Une interlocutrice, la nourrice ordinairement, répond Mais

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1) Cris mingréliens de la femme quand son mari meurt iiou, iiou, oùoù! - du mari quand il perd sa femme: Voudi, voud, vouâ, vouđ, vouâi des enfants pour leur père Voud, voua, baba, baba! pour leur mère : Voud, vouâ, nána, nána! - d'une sœur pour son frère : Djima! Djima! - Ces cris répétés plusieurs fois se terminent par l'exclamation générale : Tchkémitssoda! (Quel malheur !)

2) En Mingrélie, on ne baptise pas les enfants dès leur naissance. Pour le faire, on attend quelques mois, souvent quelques années. Il n'y a pas de marraine. Tantôt on choisit un parrain puissant, riche et noble, quand on est pauvre; tantôt au contraire, des princes recherchent un mendiant, croyant ainsi porter bonheur à leur enfant et l'on donne au nouveau-né, comme prénom, le diminutif du nom de son parrain.

La mère, en général, n'allaite pas elle-même son enfant qui, dès sa naissance, a été confié à un personnage fort sérieux dès lors et qui jouera un grand rôle dans la nouvelle famille où elle entre la nourrice. Dès ce jour, en effet, elle, son mari, les frères et sœurs de lait du nourrisson, ses petits et arrière-petits enfants même, deviennent des êtres cent fois plus chers que les

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