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INTRODUCTION.

§ I.

Malgré la certitude puisée au fond de notre conscience d'avoir traité sérieusement une œuvre sérieuse, nous croyons, en écrivant le titre de ce livre, avoir besoin de prémunir les autres contre une impression dont nous avions nous-même été frappé, de rassurer quelques lecteurs effrayés, et de mettre un travail de grammaire historique et philosophique à couvert sous le nom respecté d'un homme qui fait autorité en cette matière.

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« Il n'y a personne, disait Nodier, qui ne sente qu'il y a cent fois plus d'esprit dans l'argot lui-même que dans l'algèbre... et que l'argot doit cet avantage à la propriété de figurer l'expression et d'imaginer le langage. Avec l'algèbre, on ne fera jamais que des calculs; avec l'argot, tout ignoble qu'il soit dans sa source, on referait un peuple et une société (1). L'argot, dit-il ailleurs, est généralement composé avec esprit, parce qu'il a été composé pour une grande nécessité, par une classe d'hommes qui n'en manquent pas, » etc. (2).— « L'argot de la populace, qui a été fait par des voleurs, étincelle d'imagination et d'esprit (3). -« Ce serait faire beaucoup d'honneur à l'argot que de le ranger parmi les patois. L'argot est une langue factice, mobile, sans syntaxe propre, dont le seul objet est de déguiser, sous des métaphores de convention, les idées qu'on ne veut communiquer qu'aux adeptes. Son vocabulaire doit par conséquent changer toutes les fois qu'il est devenu familier au dehors, et on trouve dans le Jargon de l'argot réformé des traces fort curieuses d'une révolution de cette espèce. Les hommes de tout pays qui parlent l'argot ou une langue analogue forment la classe la plus vile, la plus méprisable et la plus dangereuse de la société; mais l'étude de l'argot, considérée comme œuvre d'intelligence, a son côté important, et des

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tables synoptiques de ses synonymies ou divers temps ne seraient pas sans intérêt pour le linguiste. »

Voilà ce que Nodier disait de l'argot dans son catalogue de 1844, au n° 198. D'un autre côté, l'auteur du Dernier jour d'un condamné, après avoir rapporté, au chapitre XVI, les sept couplets d'une chanson d'argot, qu'il met dans la bouche d'une jeune fille de quinze ans, ajoute : « C'était une chose repoussante que toutes ces monstrueuses paroles sortant de cette bouche vermeille et fraîche. On eût dit la bave d'une limace sur une rose. Je ne saurais rendre ce que j'éprouvais; j'étais à la fois blessé et caressé. Le patois de la caverne et du bagne, cette langue ensanglantée et grotesque, ce hideux argot, marié à une voix de jeune fille, gracieuse transition d'une voix d'enfant à une voix de femme! tous ces mots difformes et mal faits, chantés, cadencés, perlés! »

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Telle est l'impression produite par l'argot sur le condamné à mort, ou plutôt sur son éloquent interprète, qui n'a besoin que de quelques mots pour caractériser à merveille cette langue étrange, si riche en expressions immondes. Sans doute elle ne m'inspire pas moins de répuguance qu'à lui, qu'elle soit dans la bouche d'une jeune fille ou dans celle d'un vieux larron; sans doute je n'entends jamais parler argot sans un sentiment de frayeur et de tristesse qui remue tout mon être; et malgré cela j'ai toujours éprouvé une envie irrésistible de me familiariser avec les formes de ce mystérieux jargon, et de me rendre compte de ce qu'il est, de ce qu'il a pu être, non-seulement en France, mais encore dans les autres parties de l'Europe. C'est chez moi une curiosité comparable à celle du digne Parent-Duchâtelet, cet homme au cœur si pur, dont la vie se passa dans le contact, dans l'étude des impuretés de toutes les espèces; curiosité encore plus semblable à celle du missionnaire anglais George Borrow, qui, au début de son livre sur les Bohémiens d'Espagne, avoue s'être toujours invariablement intéressé à cette race, et n'avoir jamais entendu prononcer le nom de Gypsy sans être agité de sentiments difficiles à définir, mais dans lesquels prédominait un plaisir étrange. A tout prendre, ce plaisir n'est peut-être que celui dont les femmes et les enfants, surtout les natures nerveuses, se montrent si avides, et qui les porte à suivre les débats des cours d'assises, à se pencher sur un abime dont la vue fait refluer tout le sang au cœur, à contempler des cadavres, des reptiles et des

monstres.

S II.

De tout temps il y a eu des gueux, des voleurs; c'est une de ces vérités qui n'ont nullement besoin d'être démontrées. Ce qui n'est pas aussi connu, c'est leur histoire dans l'antiquité (4) et dans le moyen âge, leur organisation en bandes, leurs coutumes, et le langage dont ils se servaient, soit pour communiquer entre eux, soit pour dérober la connaissance de leurs secrets à la justice, et de leurs projets à leurs victimes; et cependant il n'y a pas à douter que les vagabonds et les voleurs des anciens temps ne se comportassent comme ceux de nos jours : les mêmes nécessités engendrent les mêmes moyens d'y parer.

Ce serait un livre bien curieux que celui qui nous aurait conservé la manière de vivre et les exploits des Cartouches, des Mandrins et des gueux et bélitres de Rome et d'Athènes; mais l'histoire et la poésie n'ont pas daigné descendre jusqu'à ces héros, que je soupçonne de faire partie de ceux dont Horace disait :

Multi, sed omnes illacrymabiles
Urgentur, ignotique longa

Nocte, carent quia vate sacro.

(HORAT., Od. 9, lib. IV.)

Il nous faut donc renoncer à savoir si ces grands hommes inconnus, quos fama obscura recondit, comme dit Virgile (5), parlaient un argot quelconque.

Toutefois, un rimeur du dernier siècle, auquel l'idée vint de célébrer un héros du même acabit, dans un poëme peu fait pour accroître la réputation de l'un ni pour en donner à l'autre, Nicolas Ragot, dit Granval, ne craignit pas d'avancer, après Furetière, que ce mot venait de la ville d'Argos, en Grèce. C'est lorsqu'au chant X, réunissant son héros avec quelques-uns des principaux de sa bande et leurs maîtresses, au cabaret de la Courtille, il fait dire par Cartouche à Lisette, son amie :

Votre aspect, ma déesse, embellit seul ces lieux...

Je veux sur votre nom faire des anagrammes,

Des sonnets, des chansons, des......... Je veux, en un mot,
Employer comme il faut le plus sublime argot.

Je me surpasserai. Que vous serez contente,

a.

Vous qui parlez si bien cette langue charmante!
Mais, à propos d'argot, dit alors Limosin,
Ne m'apprendrez-vous pas, vous qui parlez latin,
D'où cette belle langue a pris son origine?

De la ville d'Argos, et je l'ai vu dans Pline,
Répondit Balagni; le grand Agamemnon
Fit fleurir dans Argos cet éloquent jargon.
Comme sa cour alors était des plus brillantes,

Les dames de son temps s'y rendirent savantes.
Électre le parlait, dit-on, divinement;

Iphigénie aussi l'entravait gourdement.

Jusqu'aux champs phrygiens les Grecs le transporterent,
Tous les chefs en argot leurs soldats haranguèrent,
Connaissant quelle était sa force et sa vertu

Pour pouvoir relever un courage abattu.

J'ai vu, s'il m'en souvient, dans Ovide ou Virgile,
Que, lorsqu'on disputa pour les armes d'Achille,
L'éloquent roi d'Ithaque en eût été le sot

S'il n'eût pas su charmer ses juges en argot.

Cartouche, ayant ensuite repris la parole, non-seulement approuve le discours de Balagni, mais, poussant encore plus haut l'origine de l'argot, il la fait remonter jusqu'à la conquête de la Toison d'Or (6).

C'est là, à notre sens, une témérité; mais de quoi des scélérats tels que Cartouche ne sont-ils pas capables? Nous ne voudrions pour rien au monde qu'on nous crût son complice, surtout dans une entreprise aussi périlleuse que la recherche de l'étymologie du mot argot.

Plus braves que nous, plusieurs savants l'ont tentée, et n'ont pas douté un seul instant qu'ils n'eussent réussi. Le Duchat, dans sa note 14 sur le livre II, chap. x1, de Rabelais (7), dit que ce mot, « qui proprement signifie le jargon des Bohémiens, vient..., très-vraisemblablement de Ragot, par une légère transposition de lettres, et non pas de la ville d'Argos, » etc. Ragot était un fameux bélitre, contemporain de Louis XII et quelque peu de François Ier, souvent cité par les écrivains de l'époque (8), et que les gueux du temps considéraient comme leur législateur, s'il faut en croire Noël Dufail (9). « C'est de là, ajoute le Duchat, parce que les gueux et mendiants prennent toujours le ton plaintif lorsqu'ils vous abordent, qu'on a dit ragoter, pour grommeler, se plaindre, murmurer en se plaignant. »

Il eût été bien plus simple, comme Roquefort l'a fait observer avant nous (10), de dire que l'on avait donné le nom d'argot au langage des gueux de l'hostière, parce que ces gens, sans aucun doute, parlaient le lan

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