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gage de Ragot; et puis, pour le remarquer en passant, ragoter ne signifie pas se plaindre, mais gronder, murmurer, ou grommeler à toute heure, suivant l'explication d'Oudin, qui fait précéder ce mot d'une étoile (11).

Quoi qu'il en soit, le Duchat ne persévéra point dans l'opinion qu'il avait émise en commentant Rabelais; il l'abandonna pour s'en former une autre, qu'il consigna dans ses notes sur le Dictionnaire de Ménage : « A Metz (dit-il), les enfants ont entre eux une espèce de jargon ou d'argot, qui consiste à allonger chaque syllabe de leur discours de deux autres syllabes dans la première desquelles domine un R, et dans l'autre un G. Par exemple, pour dire, Vous êtes un fou, ils diront: Vousdregue esdregue undregue foudregue. Ce pourroit bien estre là proprement l'argot, qu'on auroit nommé de la sorte à cause de l'R et du G qui y dominent (12). Voilà certainement une découverte dont tout le monde n'eût pas été capable : j'avoue cependant que j'aurais préféré voir cette explication de le Duchat dans ses notes sur Rabelais, qui, en cet endroit, ne se fussent pas montrées moins plaisantes que le texte.

Un autre commentateur de Ménage revint au grec, en se fondant sur d'autres motifs que Furetière. Après avoir cité la première explication proposée par le Duchat, Vergy ajoute: « Je ne sais si cette étymologie trouvera beaucoup de partisans. Pour moi, je suis convaincu que le mot argot vient du grec, et qu'il a été fait d'apyós, qui signifie un fainéant, qui mène une vie oisive, qui n'a ni travail ni métier; que de ce mot grec, qui convient si bien à cette sorte de gens, on a appelé argot le jargon qu'ils parlent entre eux : de même que nous disons l'esclavon, l'espagnol, pour exprimer la langue que les Esclavons et les Espagnols parlent (13). »

De nos jours, un savant académicien, Clavier, pensait que, l'argot ayant été formé par les gueux et les voleurs pour n'être point entendus lorsqu'ils s'entretiendraient de leurs complots, ils lui avaient donné ce nom par allusion aux ergo des écoles, manière de parler qui n'était usitée que là. M. de la Mésangère, qui reproduit cette étymologie dans son Dictionnaire des proverbes français, pag. 21, la trouve excellente pour moi, sans m'en expliquer davantage ici, je m'étonne que Clavier, en bon helléniste qu'il était, n'ait point pensé à Argus, symbole d'une vigilance que tous les efforts des malfaiteurs tendent à mettre en défaut.

Un autre de nos contemporains, Nodier, peu porté, comme il le dit lui-même (14), à chercher des étymologies grecques aux mots qui paraissent anciennement naturalisés dans notre langue, rapporte l'opinion qui attribue au mot argot l'étymologie d'aprés, otiosus, qui veut que jargon

soit le même terme à peine modifié, et que baragouin soit fait de Báo› et d'apyós ; après quoi, sans s'expliquer sur la valeur de cette opinion, il émet la sienne en ces termes : « On a dit autrefois narquin, un mendiant; narquois, le langage des narquins. La lettre n se rattache souvent aux voyelles initiales, et cette synthèse arrive souvent par son échange contre l'article apostrophé avec lequel elle se confond aisément : l'argot, nargot et narquois.

« Au reste, ajoute le même écrivain, il n'y a rien de plus douteux que ces étymologies si faciles à soutenir. Argot vient, peut-être, comme alfana vient d'equus, d'une origine bien plus éloignée, de zingano ou zingaro, bohémien. C'est le langage que ces aventuriers ont eux-mêmes appelé le zergo, contraction de zingaro, qui est tout à fait dans le goût de l'argot. De zergo nous aurions fait gergon. De là jargon, argot, et le reste (15).

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Argot, selon M. Cousin, dut avoir le même sens qu'argutie. Pour ce mot, au xviie siècle, on disait argoterie, d'où ergoterie (16). L'exemple suivant, emprunté à une pièce de cette époque, semble donner un démenti à l'illustre philosophe :

S'il avoit bien seut nostre argot...

Il eust baisé la mere encore, etc.

(Ms. de mon cabinet, fol. 119 recto.)

Plus prudent que les autres lexicographes, Leroux s'est bien donné garde de se prononcer entre les diverses opinions relatives à l'étymologie du mot argot. Il se borne à dire que « c'est une espèce de baragouin que parlent à Paris les gueux, les laquais, les polissons, les décrotteurs entre eux. On appelle, ajoute-t-il, ce jargon le langage des gueux, parce qu'il leur est plus commun qu'aux autres (17). » Observons, à notre tour, qu'on lui a donné bien d'autres noms, entre autres ceux d'artis et de langage de Larty, qu'il avait déjà dans le xvro siècle (18).

Roquefort, que nous citions tout à l'heure, distingue trois sortes d'argot: l'argot des gueux et mendiants, celui des voleurs et des filous, et celui des ouvriers. Il est permis de ne point adopter cette distinction. Quelque commisération que nous ayons pour les malheureux en proie à cette affreuse maladie désignée par maître François sous le nom de faulte d'argent, nous faisons, cher lecteur, très-peu de différence entre les mendiants et les voleurs qui exploitent nos grandes villes. Quand on demande l'aumône, on est bien près de l'exiger:

Et scaches qu'en grand' pauvreté,
Ce mot dit-on communément,

Ne gist pas trop grand' loyauté.

(Le Grand Testament de François Villon, huit. XIX, v. 150.)

« Pour estre insigne volleur, écrivait, il y a plus de deux siècles, un historien de cette caste, il faut avoir passé par la République des gueux ; sçavoir toutes les ruses, artifices et industries des Boëmiens, cognoistre les Mercelots, les Blesches, les Caignarts, les Bribantins et les Biscayens, et autres canailles qui ont accoustumé de vaguer çà et là parmi le monde.

« Un voleur subtil entend le picaro et le dictionnaire de maraudaille, il a des loquutions qui ne se praticquent qu'entre les confederez et les freres de la manicle (19); et de tout temps ont veu que ceux qui ont excellé en ce mestier ont premierement gueusaillé de porte en porte et dans les eglises (20), » etc.

Je crois entendre le P. Garasse parlant des gueux de son temps: « Il est certain, dit-il, que ces gens ont une secrette caballe parmy eux, qui ne s'enseigne qu'aux freres de la besasse; et de mille qui lisent le picaro, soit en espagnol, soit en françois, je m'asseure qu'il n'y en a pas quatre qui l'entendent, car il y a des termes mysterieux et des locutions de maraudaille, qui sont de vrays enigmes à qui n'a pas faict son apprentissage de gueuserie; et qui entendroit ces locutions sans commentaires, ringer sur le pelat, et cabler à la bistorte? Il n'y a calepin à dix langues, ny grand etymologique qui en puisse venir à bout; ce sont paroles de cabale, et qui ne se disent qu'à l'oreille entre les belistres. Outre ces locutions, ils ont leurs maximes, leurs loix, leur police, leur creance particuliere, leurs finesses et soupplesses pour eschapper quand ils sont descouverts et pour tondre sur un œuf (21).

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Ce que Roquefort appelle l'argot des ouvriers, à proprement parler, n'en est pas un; ce n'est que notre langue émaillée d'expressions que l'on chercherait vainement dans le Dictionnaire de l'Académie française, et qui sont empruntées ou à l'argot des voleurs, ou aux usages et aux occupations de chaque corps d'état. Mais, une fois en veine de classification, notre lexicographe eût tout aussi bien fait de comprendre dans sa liste l'argot de la police, qui, au siècle passé, avait le sien (22), l'argot des comédiens, qui depuis longtemps en ont un (23), celui des boursiers, celui des maquignons et des amateurs de courses, l'argot parlementaire, en un mot, toutes ces excroissances qui défigurent notre belle langue française. Il eût même pu accroître ce catalogue de l'argot des savants,

qui, dit Nodier, ont fort habilement perfectionné l'art de discourir sans être entendus (24); et y ajouter le langage héraldique, sur la foi de M. Daunou, qui n'a point hésité à lui donner le nom d'argot dans un article d'un recueil sérieux (25). Plût à Dieu que nous pussions assigner à la langue matoise, à l'idiome des chevaliers du roi Ragot (26), des compagnons de l'argot (27), des chercheurs de midi (28), des parents de David (29), des taille-goussets (30), des carabins de la comète (31), de messieurs les chevaliers de la serpette ou de la petite épée (32), les officiers, marquis ou échevins du Port-au-Foin (33), les frères ou officiers de la Samaritaine (34), les officiers ou avant-coureurs du Pont-Neuf (35), les plumets (36), les frérots de la cuque (37), de quelque nom qu'on veuille les appeler, une origine aussi noble, aussi ancienne!

Malheureusement cette tâche est au-dessus de nos forces. Si à toutes les époques de notre histoire nous trouvons des associations de voleurs, ce n'est qu'au xve siècle que nous avons des monuments de leur jargon el jobelin (38), car nous n'osons nous risquer à signaler comme étant de l'argot quatre vers du Jus de saint Nicholai, que Jean Bodel a mis dans la bouche de deux larrons (39), et que nous n'avons pu réussir à comprendre. Ces monuments sont six ballades composées par François Villon, né, comme on le sait, en 1431; quelques vers, plus anciens peut-être, inscrits à la suite d'une vieille traduction de Tite-Live (40), une scène presque entière du Mystère de la Passion (41), et de celui du Viel Testament (42), un passage des Actes des Apostres (43), et une portion considérable du Mystère de saint Christophe (44). Avec un peu d'étude on peut venir à bout de rendre en français cet argot. On n'en saurait dire autant des ballades argotiques de Villon; néanmoins, quelque obscure qu'en soit la langue, successivement altérée dans les éditions qui ont été faites de cet ancien poëte, on comprend de reste qu'il s'agit de conseils à des voleurs, coquillards, gaillieurs ou gayeux, spelicans, bezoards (45), saupicquets, joncheurs et autres; car à ces noms ne se bornait pas la nomenclature des diverses classes de bons compagnons qui n'avaient en vue que le bien de leur prochain. Ils se subdivisaient en bien d'autres catégories, au moins dans le siècle suivant, s'il faut s'en rapporter à un petit livre, tout en argot, dont la plus ancienne édition connue est de cette époque (46), et qui reparut plus tard avec quelques modifications dans le titre (47).

Cet opuscule, dont l'auteur s'est caché sous un nom d'argot, car dans ce jargon Pechon de Ruby signifie enfant (48), s'ouvre par une Epistre au sieur des Altrimes-Gouvernées, que l'écrivain appelle amy et frere, et au

quel il dédie son œuvre, afin qu'il y puisse « trouver quelque cautelle pour recouvrer argent... Et si se trouvoit quelqu'un, ajoute-t-il, qui par mespris voudroit blasmer le discours de ce livre, je luy respons que je ne les ay fait par envie contre pas un de ceste foere (sorte) de gens, ains pour laisser couler le temps et pour mon plaisir. A Dieu. »

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Nous apprenons ensuite Comment l'autheur se mist au mestier. Il fit ce beau chef-d'œuvre à l'âge de neuf à dix ans, pour se dérober au fouet qu'il appréhendait de recevoir de son père, et s'enfuit en compagnie d'un petit mercier qui venait souvent à la maison paternelle. Plus loin on voit Comme l'autheur fit paction avec ce blesche, puis Les façons de coucher, qui nous initient plus avant dans la vie des vagabonds du xvi° siècle. Le compagnon de Pechon étant demeuré malade à Monchans, en Poitou, je fus contrainct, dit-il, prendre la balle à bon escient. » Il va ainsi, avec d'autres, à la foire de Chasteigneraie, près de Fontenay, à l'issue de laquelle il est promu au grade supérieur, c'est-à-dire passe du rang de pechon à celui de blêche ou de mercelot, en attendant qu'il devint coesme ou mercier, et enfin coesmelotier huré ou porte-balle; car, ainsi que se l'était laissé dire Montaigne, les gueux du temps avaient leurs dignitez et ordres politiques (49). Sous le titre de La harangue qui fut faicle au nouveau blesche, on lit le détail des cérémonies qui avaient lieu pour cette réception, et de ce que l'on apprenait au récipiendaire, soit pour bien mettre sa balle sur son dos, soit pour se défendre avec avantage des chiens, dont les gueux savaient endormir la vigilance à l'aide d'un procédé indiqué dans le chapitre suivant.

On y lit bien d'autres choses utiles à connaître pour la suite de cette odyssée picaresque, et pour l'histoire des enfants de la matte, dont l'organisation et les usages sont exposés avec plus de développement dans les chapitres suivants, intitulés L'assemblée et ordre qu'ils tiennent à leurs estats generaux, et Interrogats du grand coesre, avec l'opinion de ses lieutenans les cagous, aux nouveaux venus. Viennent ensuite Le reste de l'interrogation, et Diverses façons de suivre la vertu, c'est-à-dire la définition de cinq manières de gueuser, et d'une sixième qui les comprend toutes. Sous le titre de Forme du soupper, notre auteur nous fait assister à la cuisine et au repas du grand coesre et de sa cour, qui eurent ensuite le spectacle d'un supplice plus burlesque encore que cruel, si j'ai bien compris le chapitre où il raconte comme fut puny ce rebelle et criminel de leze majesté. Enfin la réunion se sépara. « Nous partismes, dit Pechon de Ruby, et chascun s'en va avec son gouverneur de province, et moy avec

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